Récit Rédigé en 2020 à l'occasion du 50 Ième anniversaire du Raid Citroën Paris Kaboul Paris
Francine Buchi - François Jacquel - René Milon
Equipage 361

C'est au Printemps 1970, qu'en lisant un tout petit encadré du journal "Le Monde", nous apprenions l'appel à candidatures lancé par Citroën invitant propriétaires de 2CV, Dyane ou Méhari à un aller-retour Paris Kaboul en plein mois d'Août ! Nous étions 3 copains et copine de fraîche date, étudiants au Centre Universitaire d'Enseignement du Journalisme (CUEJ) de Strasbourg : Francine Buchi, originaire de Mulhouse, René Milon, compagnon de Francine, natif de Nice et propriétaire d’une 2CV immatriculée dans les Alpes Maritimes et moi-même François Jacquel, alsacien vosgien !
Pourquoi ne pas tenter l'aventure ? Nous avions un peu plus de 20 ans au sortir de 1968 et nos jeunes imaginations étaient sans doute encore enflammées par la lecture des "Cavaliers" de Joseph Kessel. Francine, la plus jeune, avait 22 ans, René, l'ainé, 29 ans et j'allais fêter mes 23 ans pendant le Raid. Nous n'avions rien prévu pour nos vacances et, apprentis journalistes, le goût de l'aventure nous animait déjà. Tous deux passionnés de voiture mais aussi de photo, René s'y entendait en mécanique et moi un peu plus en conduite. Quant à Francine, l'intellectuelle du groupe, elle aimait écrire. Elle tiendrait le Journal de bord.... Perdu depuis !
Quelques jours plus tard, l'acte de candidature était envoyé à Citroën.... Nous étions parmi les premiers à répondre !

Un mois et demi de préparation

La 2CV millésimée 68 de René Milon était pratiquement neuve et totalisait 34 000 km au compteur.
Une bonne révision faite par ses soins puis, gratuitement, par la succursale Citroën de Strasbourg à la demande des organisateurs, il restait à l'adapter aux conditions du Raid. Il fallait l'équiper d'un protège carter, d'un pare buffle avant fabriqué sur mesure par un forgeron, d'un pare chocs arrière renforcé et de puissants phares "longue portée".
A l'intérieur, l'astuce consistait surtout à supprimer la banquette arrière remplacée à droite par un siège de Renault 4L qui se transformait en couchette. Pratique pour les relais de conduite, allongé avec la tête dans le coffre. La partie gauche était réservée aux bagages et au matériel.

La 2CV version Raid:
Surélévation carrosserie - Amortisseurs (De Carbon) - Protège carter - Pare buffle (sur mesure) - Pare choc arrière (Citroën) - Galerie de toit - Filtre à air à bain d'huile Sahara -Thermomètre d'huile - Manomètre d'huile - Suppression des manchons du circuit de chauffage - Klaxon puissant (Marchal) - Renforts support batterie - Renforts silent blocs - 4 pneus neige -2 phares à iode (Cibié) - 1 protège pare- brise (grillage sur bois fabriqué au souk d'Istanbul)

Liste des équipements et des pièces détachées
1 croisillon de cardan - 8 bougies (Marchal) - 1 bobine - 1 pompe à essence - 1 soupape - 1 radiateur huile - 1 filtre à huile -1 cartouche filtre à air - 1 jeu de vis platinées - 1 pochette de joints - 1 pare-brise gonflable - câble électrique - Boites d'ampoules - 2 roues de secours montées (pneus neige Michelin) - 8 chambres à air - 2 jerricans (eau + essence) - 1 vache à eau - 10 bidons d'huile - 2 bandes de désensablage - 1 extincteur

Liste des outils et du matériel:
1 boite à outils (jeu de vis, boulons) - Sintofer - Soudure en bande - Pâte à roder - Pâte à joints - Cales à culbuteurs -1 masse -1 démonte pneu -1 câble remorqueur - 1 pelle - 1 machette - 1 pompe à graisse - 1 pompe à pied - 1 manomètre pression pneus – Lockheed - 1 équipement de vulcanisation - 1 tuyau transvaseur - Allume cigare et prises.
(En gras : pièces toujours existantes à ce jour)

Matériel de l'équipage:
1 tente - Sacs de couchage - Matériel de cuisine réduit - Pharmacie très complète - 1 paire de lunettes moto - 1 boussole - 1 stylo à fusées - 1 corne - Rations K Armée -Effets personnels réduits - Provisions de base (sucre, café) - Documentation sur pays traversés - 1 drapeau français - 1 matraque - 1 couteau suisse x 10 !

Matériel de prise de vues
3 appareils photo 24x36 (Canon - Voigtlander - Kodak) avec différents objectifs (télé de 135 à 270 mm, grand angle de 35 mm) et filtres - 1 Polaroïd - 50 films Couleur et NetB (32 utilisés) - Valise protectrice

La chasse aux sponsors:
Dès l'acceptation de notre inscription, nous sommes partis à la chasse aux sponsors. Parce que Internet n'existait pas encore, nous avons envoyé plus d'une centaine de lettres et donné autant de coups de fil. En 1970, les portables n'étaient pas encore nés. Encore moins les GPS, d'où l'acquisition des indispensables cartes routières Hallwag même si parfois elles pouvaient être très imprécises, notamment en Iran !
Les réponses étaient rares ou négatives. Merci aux marques qui ont bien voulu nous faire confiance et garnir la carrosserie de la 2CV ! Dans le désordre, la Brasserie Mutzig (amis des Jacquel) pour une contribution financière, Kronenbourg pour quelques caisses de bière toutes bues avant le départ, Daesslé et Klein, le marchand de pneus, à la condition expresse d'équiper la voiture de 4 pneus neige Michelin, plus 2 roues de secours. Il faut dire que la recommandation s'avéra très utile sur les 8000 km de pistes. Nous n'avons subi qu'une seule crevaison sur toute la distance du raid alors que certains ont pu crever jusqu'à 6 fois par jour ! Et que dire de la facilité à gravir les côtes là où d'autres concurrents devaient décharger leur 2CV et monter à pied leurs bagages
Le gros lot, ce fut ESSO qui, grâce aux relations de mon père, Paul André Jacquel, au Rotary de Strasbourg, nous offrait toute l'essence (1300 litres) et l'huile (10 litres) dont nous aurions besoin pour tout le raid ! Pour l'essence, nous devions faire l'avance des frais et être remboursés sur présentation de factures. Pas simple d'obtenir des quittances en Iran ou en Afghanistan ! Esso a été très compréhensifs puisqu'ils se sont basés sur le kilométrage et notre consommation de 7,1 l/100 en moyenne !
Ce que nous n'avions pas prévu, c'est qu'au départ de Rungis, nous avons eu la visite d'un contrôleur. Alors que nous étions entrain d'apposer nos autocollants Esso sur les portières arrières, il nous a fermement précisé que tout le raid était sponsorisé par Total qui fournissait ...50 litres d'essence et 2 bidons d'huile ...mais à chacun des concurrents. Partir avec Esso était impossible pour l'organisation Citroën !
Stupéfaction, désarroi, négociation avec Jacques Wolgensinger, le directeur de l'épreuve qui finalement s'est rangé à notre cause, se disant certainement en son for intérieur " Y a des chances qu'ils n'aillent pas très loin ! " La suite lui prouvera que non !
Au total, nous n'étions que 2 à être sponsorisés par Esso ! Et guère plus à rouler en pneus neige sur l'autoroute du Sud en plein mois d'Août !

Le road book
Dès communication du parcours et des contrôles d'étapes par Citroën, nous avons consacré de nombreuses heures à nous documenter sur les pays et villes traversés mais surtout à établir un plan de route pour être sûr de rallier les étapes dans les temps. Avec l'aide patiente et rigoureuse de mon père Paul André Jacquel, nous avions établi un road book précisant les moyennes et le temps de route à tenir chaque jour.
De plus, à chaque principale étape, notamment à Istanbul et Téhéran, nous avions un rendez-vous avec un journaliste travaillant dans le plus grand journal de presse écrite de la ville. Et ce, grâce à une lettre de recommandation signée par l'éminent Directeur du Centre International d'Enseignement du Journalisme de Strasbourg, Jacques Léauté. Ainsi à chacune de ces étapes, nous avions droit à un rapide tour de la ville en voiture, ce qui nous permettait par la suite de sélectionner là où nous devions aller pour prendre des photos et parmi elles les clichés symboles de chacun des 3 pays d'Asie traversés. Gain de temps appréciable.
C'est surtout Francine qui s'est chargée de dévorer tous les livres et guides existants. Une précieuse documentation qui venait compléter celle fournie par le Touring Club de France que nous avions contacté avant le départ.

Sur la route

Protéger les pare brises !
Avant de repartir d'Istanbul, la rumeur se répandait d'équipage en équipage : "Attention à la traversée de l'Anatolie, protégez vos pare brises !». Dans la traversée des villages, les gamins s'amusaient à lancer des pierres sur les voitures étrangères !

Direction le souk d'Istanbul à la recherche d’un artisan bricoleur. Il a fallu d'abord se faire comprendre pour expliquer ce qu'on voulait. Lorsqu'on a vu l'un d'eux commencer à tailler dans un tronc d’arbre, nous nous sommes dit qu'on avait du mal nous exprimer. Surprise, en moins d'une heure, nous sommes repartis avec un cadre en bois de la taille du pare-brise sur lequel était cloué un grillage de poulailler ! Content de lui, l'artisan a catégoriquement refusé d'être payé pour son travail. En revanche, il avait fait main basse sur notre cargaison de mignonnettes de Pastis 51 qu'il buvait cul sec !
Pour les vitres de côté nous avions opté pour des découpes en carton scotchées sur le coffre et les portières. La rumeur s'avéra par la suite exacte et le plan de sauvegarde de nos vitres très efficace ! Nous avions même confectionné une fronde que nous agitions d'un air menaçant chaque fois qu'un garnement faisait mine de ramasser un caillou. Efficace !

La conduite et ses contraintes
L'aventure a vraiment commencé sur la célèbre "Autoput" de Yougoslavie ! Notre petite 2CV était bien frêle comparée aux mastodontes des transports internationaux que l'on croisait et que l'on tentait de dépasser en calculant au mieux les distances.
Il a vite fallu nous habituer à rouler plus de 12 h par jour, et souvent de nuit, malgré les consignes données par Citroën, pour tenir la bonne moyenne afin de rallier les contrôles à temps. Le plus périlleux était le croisement et le dépassement des camions sur les pistes d'Anatolie ou d'Iran. Tout dépendait de la direction du vent et de la poussière qu'ils soulevaient.
De nuit et surtout en Afghanistan, nous avions fini par nous conformer à leurs bon vouloir ! Pour se croiser de nuit il fallait, à leur signal, alterner veilleuses et pleins phares. En effet, la plupart des camions n’avaient pas de codes. Vingt mètres avant de se croiser, c'était le camion qui choisissait : plein phares ou veilleuses pour tout le monde. Il fallait alors bien repérer la guirlande de lumière qui bordait sa cargaison, rajouter à l'œil environ un mètre et voir ce qu'il restait comme espace pour se croiser sans trop de risques, en prenant bien soin d'éviter les tas de sable des cantonniers disposés tous les 500 m sur le bas-côté.
De quoi se donner quelques suées, même si la température à l'intérieur de la 2 CV était déjà à son maximum. Parfois nous roulions sous 45° à l'ombre ! Heureusement que nous disposions d'eau fraîche grâce à notre vache à eau achetée au "Vieux Campeur". Elle était accrochée dehors à la porte arrière, ce qui, avec la vitesse de déplacement de la voiture nous assurait une fraicheur réconfortante. Vieux truc de renard du désert !
En roulant parfois jusqu'à 14 h par jour, la fatigue était pour tous inévitable même si on s'imposait au minimum 4 heures de sommeil par jour. Avec en bonus un peu de repos sur le siège couchette arrière au rythme de nos passages de relais. Francine, qui n'était pas une forcenée de la conduite, assurait les premières heures de la matinée. René et moi, nous nous répartissions le reste du temps de route en changeant de conducteur régulièrement. Mais les 2 heures d'arrêt recommandées étaient peu respectées.

Les accidents
Quelques années après ce 1er Raid Citroën en 2CV, il faut bien reconnaitre qu'en se lançant dans une telle aventure, personne n'avait forcément prévu les conséquences dramatiques qu'elle a pu engendrer. Et au premier chef, Citroën, qui ne s'attendait pas à un tel engouement en lançant son invitation en avril 70 ! Plus de 5000 demandes, 485 voitures engagées et seulement une douzaine de DS ou ID accompagnatrices avec à bord organisateurs, mécanos et journalistes.
Certes, ce n'était pas un rallye avec épreuves spéciales chronométrées mais rien ne pouvait empêcher l’esprit de compétition. Il fallait bien arriver à l'heure aux contrôles, sans savoir ce qui pouvait éventuellement nous retarder entre deux étapes. Même si, pour chacune d'elles, Citroën avait communiqué ses notes de reconnaissance, effectuée quelques mois plus tôt.

4 morts et une quarantaine de blessés, c'est le bilan officieux de ce Paris Kaboul ! Sans compter les accidents matériels sans gravité, les pannes et les abandons ... Un accident dès le premier jour sur l'Autoroute du Sud mais surtout des accidents de voiture d'assistance Citroën dont celui qui a coûté la vie à nos deux confrères de l'Auto-Journal Jean-Jacques Dupont et Philippe Letellier sur la route du retour, à l'entrée d'Edirne en Turquie.
Quelques jours plus tôt, toujours sur la route du retour et dans la hâte de rentrer au bercail, nous avons été les témoins émus de l'autre accident mortel de ce Raid. Deux jeunes concurrents, partis dans la nuit de Kaboul, avaient heurté de plein fouet un camion Bedford qui s'est couché sur le côté. Nous sommes arrivés 2 h après le drame. Sans doute tués sur le coup, les deux jeunes concurrents avaient été évacués. Il ne restait que l'épave de leur 2CV dont seule l'aile arrière restait encore debout.
Au milieu des débris, René remarqua la 2CV et surtout une paire de bottes très reconnaissable. C'étaient nos voisins au départ de Rungis. Ils nous avaient demandé une clé de 13 qu'ils n'avaient pas. Citroën avait en effet donné consigne de durcir les amortisseurs et c'était la clé qu'il fallait. C'est à ce moment que René avait été intrigué par ces bottes rangées dans leur coffre. .
En quittant les lieux dégagés par les autorités sur place, nous avons mis quelques heures à nous remettre de cette vision d'horreur... avec, rétrospectivement ce souvenir de nos voisins d'un jour.

Ou passer les nuits ?
Citroën avait bien fait les choses. Sur le road book, des adresses d'hôtel pratiquant des réductions aux concurrents ou des chambres réservées dans des résidences universitaires, comme à Istanbul ou à Kaboul, permettaient à la plupart de profiter d'un gîte confortable. Parfois, nous dormions sous la tente que nous avions emmenée. Comme les pionniers de la Conquête de l'Ouest, on formait avec nos 2CV un cercle au centre duquel on dormait à l'abri sous nos tentes. Plus cocasse encore, nous nous sommes retrouvés sur l'aérodrome de Kandahar. Citroën avait demandé aux autorités locales d'y accueillir les concurrents pour la nuit. Le tarmac était éclairé par de puissants projecteurs. Des militaires en armes étaient postés pour notre sécurité ... et nous étions les seuls ! Les autres concurrents étaient passés à côté sans nous voir !

Comment se nourrir ?
Coté nourriture, René, l'ancien étudiant en médecine, nous avait recommandé de ne pas trop nous protéger mais au contraire d'habituer petit à petit nos organismes aux produit locaux. Pas le temps de cuisiner. Nous avons donc beaucoup profité des petits "boui-boui" pas chers. Ce qui ne nous a pas empêché d'être une ou deux fois bien malades !
Nous n'avions emmené que des denrées de première nécessité comme du café et du sucre. Nous avons au départ rapidement épuisé nos rations de "Petits Suisses" et de "La Vache qui rit". Un conseil : emmener en toutes circonstances du lait concentré "Nestlé" mais aussi de l'alcool de menthe. Sur un sucre, ça aide à se tenir éveillé !
Beaucoup s'en souviendront et l'intéressée se reconnaitra peut-être à la lecture de ces lignes. A Istanbul, devant l'Université où nous étions stationnés, une charmante concurrente distribuait généreusement des cafés. Elle avait sa recette pour faire un véritable expresso avec du Nescafé : dans un gobelet, mettre un peu de grains avec un peu d'eau puis touiller énergiquement jusqu'à obtention d'une mousse. A répéter 2 ou 3 fois de suite. Un vrai régal !
C'est à Trieste sur la route du retour que nous avons vécu l'un de nos meilleurs souvenirs culinaires. Arrivés en fin de journée et avant de reprendre la route de nuit, nous avions eu une folle envie de manger un plat de spaghettis et repéré un restaurant. Imaginez alors la tête du pizzaiolo nous voyant entrer dans son établissement, pouilleux, mal rasés, et dégageant sans doute une odeur qui n'avait rien à voir avec le pesto ! Il a bien failli nous mettre à la porte avant de nous servir au fond du restaurant. Nous nous sommes littéralement jetés sur les pâtes. À notre demande, il nous amena le parmesan qu'il s'empressa de reprendre après que nous nous soyons servis, pensant qu'on allait dévorer toute sa réserve !

La recette de la victoire
René était intraitable : à chaque étape, une révision complète de la 2CV était obligatoire. Déchargement de la voiture, démontage des 2 ailes avant, vidange et nettoyage complet du moteur, c'était le meilleur moyen de déceler très vite la moindre fuite d'huile. À l'intérieur de la voiture, chaque chose était méthodiquement remise à sa place. Ce souci d'organisation nous a même conduit un jour en Turquie à nettoyer à l'essence la carrosserie souillée après le passage sur une route fraichement goudronnée.
Résultat : aucune panne ou incident pendant tout le Raid ! Une seule crevaison et un changement de bougies. Nous garderons toujours une pensée émue pour tous les concurrents que nous avons dépassé en train de roder des soupapes à la main ou de démonter une boite de vitesses ! Seule modification en Bulgarie : le changement des fils de bougies antiparasités pour des fils classiques qui, certes, avaient l'inconvénient de provoquer des parasites dans le radio, mais avaient surtout l'avantage d'améliorer le rendement et les performances de la voiture.

Kaboul...et alors ?

24 h après notre arrivée, la question était de savoir comment occuper au mieux notre séjour dans la capitale afghane. Nous avions rapidement fait le tour de la ville, visité le Musée de Kaboul qui abritait à l'époque l'une les plus importantes collections d'objets d'Asie Centrale, parcouru les échoppes du souk et les ateliers de confection de manteaux et de tapis et admiré les célèbres "Lapiz lazuli" des montagnes bleues d'Afghanistan.

Un mariage pachtoun
Un étudiant afghan rencontré avant notre départ de Strasbourg nous avait donné l'adresse à Kaboul de son frère que nous nous sommes empressés de rencontrer. Coïncidence : il se mariait le lendemain et, qui plus est, dans l'hôtel où nous étions descendus. Il nous a invité à son mariage dans la plus pure des traditions de la bourgeoisie afghane. Comme souvent, le choix des époux, qui ne se connaissaient pratiquement pas avant le mariage, était fixé par la famille. Au cours de la cérémonie, les parents leur donnaient un miroir pour qu'ils puissent se voir pour la première fois ensemble. Un voile était tendu sur leurs têtes pour écarter les indiscrets. Pièce montée avec cocktails de fruits accompagné de "malida" à base de farine, costumes traditionnels, danses et orchestre jouant du "timbour" et autre "robab", instruments traditionnels à résonnance proche des rythmes hindous : la soirée devait se prolonger jusque tard dans la nuit.

Bâmiyân et ses bouddhas
Notre pari de ramener une photo symbole de l'Afghanistan, indispensable au concours qui allait départager les concurrents ex aequo, était loin d'être gagné. Nous ne pouvions nous contenter du fier cavalier afghan sur son cheval noir ou du camion traditionnel recouvert de bois peints et de verroteries.
Déjà, en préparant ce raid, nous avions projeté de rejoindre, si possible, le lac de Band-e-Amir, l'un des plus beaux sites de la planète ou la Vallée de Bâmiyân et ses célèbres Bouddhas, site classé au patrimoine mondial de l'UNESCO.
Sculptées dans le grès, ces statues, 54 m de haut pour la plus grande, ont été réalisées entre 300 et 700 après J.C. Située sur la route de la soie reliant la Chine et l'Inde au monde occidental, la vallée de Bâmiyân se transforma à cette époque en un grand centre religieux comportant plusieurs monastères bouddhistes. Ce fut l'un des plus importants du IIe siècle jusqu'à l'apparition de l'Islam dans la vallée, à la fin du IXe siècle. Il accueillait moines et ermites qui résidaient dans de petites cavernes creusées dans la paroi des falaises.
Oui mais ? Qui oserait risquer plus de 400 km aller et retour de pistes supplémentaires à 48 h du retour vers Paris. Pas question de s'y aventurer avec notre 2CV. Ce n'était pas le moment de provoquer une casse mécanique. Les transports terrestres locaux ? Trop peu sûrs et surtout trop longs. Seule alternative : l'avion !
Je me portais volontaire pour me rendre à l'aéroport de Kaboul. Peine perdue : tous les vols à destination de Bâmiyân étaient complets, remplis par des touristes. Que faire ? Voyant ma déception mais aussi ma détermination, le chef d'escale de la "Bakhtar Afghan Airlines" me proposa alors une solution pour le moins inattendue :"Trouvez moi 20 passagers et je vous affrète un vol supplémentaire ... demain à 6 h du matin. Retour à 8 h le matin même !" Il ne restait plus qu'à se mettre en chasse pour trouver des volontaires payants ! Direction l'Université de Kaboul où étaient hébergés la plupart des concurrents.
Deux heures après, l'avion, un "De Havilland DHC-6-100 Twin Otter", était plein. Les passagers que j'avais pris soin de choisir n'avaient pas l'air de photographes professionnels ! Le vol était confirmé pour le lendemain.
Après un réveil matinal et 30 minutes au-dessus des montagnes afghanes, c'était l'arrivée à l'aérodrome de Bâmiyân où nous attendaient des mini bus pour rejoindre le site des Bouddhas. J'avais sur moi 3 appareils photos, plusieurs objectifs et des filtres en pagaille ! Sur place nous disposions d'à peine une 1/2 heure pour faire le tour du site, gravir les escaliers du grand Bouddha jusqu'à sa tête. J'ai dû faire 5 rouleaux de pellicule pour assurer la diapo qui devait être plus tard notre photo symbole de l'Afghanistan.
Retour à Kaboul dans la foulée. A l'aéroport, les premières cohortes de touristes américains étaient déjà sur le tarmac ! Mission remplie ! Par la suite, nous avons su par Nadine Karmazin (des Relations Publiques de Citroën), que cette escapade improvisée à Bâmiyân et organisée par nos soins avait compté pour une part non négligeable dans la décision du jury de nous attribuer la 2e place du classement. Et qui sait quelqu'un dans le jury s'est peut-être rappelé qu'en 1931, le groupe Pamir de la Croisière jaune s'était rendu sur le site. Citroën déjà !
Depuis, les talibans ont commis leur œuvre de guerre et ont fait exploser les grands Bouddhas, désormais complètement détruits depuis mars 2001, au mépris de la tolérance et de l'Histoire des peuples.

Le retour

6 étapes à l'aller, seulement 3 au retour ! Et en moins de 11 jours pour faire plus de 8000 km ! Plus de place pour le tourisme, on rentre à la maison ! Téhéran, Istanbul et 2812km plus loin vers l'Ouest, c'est Paris. Pour cette dernière étape au départ d'Istanbul, les concurrents s'étaient donné le mot : être parmi les premiers à Rungis ! Résultat : conduite non-stop et sur les chapeaux de roues, à 75 km/h, pendant 3 nuits et presque 4 jours. Nous ne savions plus si c'était l'excitation de la victoire ou la hâte d'en finir avec ces kilomètres qui n'arrêtaient pas de défiler sans qu’on n’en voie jamais le bout.
Après un arrêt de 4 h sur le lieu de vacances de mes parents, dans la région de Chamonix pour nettoyage complet du moteur et sommeil réparateur, départ pour Paris dans la nuit. Aux premières heures de la journée du 29 Août, la Tour Eiffel était en vue!

Une autre course allait prendre le relais : faire les radios pour tenter de raconter nos exploits ! RTL, France Inter et quelques tentatives plus tard, rendez-vous était pris avec un journaliste d'Europe 1. Interview dans l'appartement parisien de mon oncle, Raymond Jacquel, avec un jeune pigiste venu avec son magnétophone Nagra. Il nous a laissé son nom : Pierre Douglas ! Lorsque je l'ai rencontré bien des années plus tard, alors qu'il triomphait comme imitateur dans les cabarets de chansonniers et à la télévision, il a eu la gentillesse de faire semblant de se rappeler de notre rencontre !

15 h Direction Rungis, contrôle d'étape dans les temps, inspection de la 2CV par les mécaniciens de Citroën, nous finissions quelques heures plus tard parmi la centaine d'équipages arrivés à bon port sans pénalités aucune. Nous avions donc le droit de participer au concours photo !
Développement puis classement des diapositives, sélection des plus représentatives des pays d'Asie traversés. Pour le reportage illustrant un thème choisi de notre aventure, Francine avait, avec talent, rédigé un texte inspiré par un Rubaiyat, un quatrain, du poète perse Omar Kahyyam. Comme nous avions opté, et a priori nous avons été les seuls, pour un bande son avec voix et musiques, René et moi avons fait un aller et retour express à Genève pour enregistrer la voix de Francine qui, elle, avait déjà commencé son stage au journal « La Tribune de Genève » à peine rentrée de Kaboul. Les vacances étaient finies, tout comme notre vie d’étudiants aventuriers. Le travail nous attendait…pour de nombreuses années !

C'était sans compter sur la perspicacité d'un jury composé d'éminentes personnalités qui sur 495 concurrents inscrits nous attribua à notre grande surprise le 2e prix. Récompense que nous avons reçue des mains du PDG de Citroën, Raymond Ravenel, le 13 décembre : les clés d'une 2CV 6 neuve et un chèque de 3000 F
Au fait, tous les comptes faits entre nous, le bilan financier de ce Raid a même, quelques mois plus tard, affiché un solde positif : c'est comme si nous avions été payés 150 F chacun pour des vacances aux pays des mille et une nuits !

Quelques années plus tard

Que reste-t-il de ces 29 jours et 16 500 km ? Une vraie aventure dont, pour ma part, je n'ai réalisé la portée que quelques années plus tard. Sur le moment, nous avions l'enthousiasme de la jeunesse, l'inconscience du danger, le goût de la découverte et peut être même le sentiment de partir dans une vaste colonie de vacances ambulante !
Depuis, oubliés le stress des contrôles, les longues heures au volant, la fatigue, le bruit incessant de la 2CV, la poussière, la soif et le manque de confort. Aujourd'hui, les souvenirs ont refait surface au fur et à mesure que l'actualité du monde déroule sa liste d'événements dramatiques : l'Iran et la chute du Shah, l'Afghanistan et les Talibans ...et même la Turquie !
Nous avons connu toutes ces routes, ces paysages mais surtout toutes ces populations bien avant toutes ces révolutions. Que sont devenus ces hommes et ces femmes que nous avons croisés, étonnés de voir passer sur leurs routes et dans leurs villes et villages ce convoi de voitures bizarres conduites par de jeunes européens sales, chevelus et barbus ?

Bien sûr, il reste les diapos, les témoignages et les récits de ceux qui veulent bien se souvenir d'une aventure hors du commun. Il reste le goût de la découverte de l'autre où qu'il soit dans le monde grâce à ce genre de raid qui, hélas, n'existe plus. Il reste surtout et c'est bien l'essentiel, le partage d'une solide amitié entre 3 jeunes privilégiés qui dure depuis presque 50 ans.
Merci à eux, à nos parents qui nous ont soutenu... et à Citroën !

François Jacquel, équipage 361 avec Francine Buchi et René Milon
Mars 2019

Que sont - ils devenus ? (Août 1970 Mars 2019)
Tous trois sont toujours restés en contact : les uns en Bretagne Sud, l'autre à Marseille. Ils se demandent toujours, alors qu'en 1970 ils ne se connaissaient que très peu, par quel miracle ils ont pu décider de faire ce Raid ensemble, sans jamais se disputer, mais surtout en gardant jusqu'à aujourd'hui les bases d'une solide amitié que cette magnifique mais périlleuse aventure avait scellées.